MONTAIGNE Michel

montaigneMichel de Montaigne
(1533 - 1592)
Écrivain français


Quant à moi, en la justice même, tout ce qui est au-delà de la mort simple me semble pure cruauté, et notamment à nous qui devrions avoir respect d'en envoyer les âmes en bon état; ce qui ne se peut, les ayant tant agitées et désespérées par tourments insupportables.
Ces jours passés, un soldat prisonnier ayant aperçu d'une tour où il était, qu'en la place, des charpentiers commençaient à dresser leurs ouvrages, et le peuple à s'y assembler, tint que c'était pour lui, et, entré en désespoir, n'ayant autre chose à se tuer, se saisit d'un vieux clou de charrette rouillé, que la fortune lui présenta, et s'en donna deux grands coups autour de la gorge; et, voyant qu'il n'en avait pu ébranler sa vie, s'en donna un autre tantôt après dans le ventre, de quoi il tomba en évanouissement.

Et en cet état le trouva le premier de ses gardes qui entra pour le voir. On le fit revenir; et, pour employer le temps avant qu'il défaillît, on lui fit sur l'heure lire sa sentence, qui était d'avoir la tête tranchée, de laquelle il se trouva infiniment réjoui et accepta à prendre du vin qu'il avait refusé; et, remerciant les juges de la douceur inespérée de leur condamnation, dit que cette délibération de se tuer lui était venue par l'horreur de quelque plus cruel supplice, duquel lui avait augmenté la crainte des apprêts pour en fuir une plus insupportable (…).
Je vis en une saison en laquelle nous foisonnons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de nos guerres civiles; et ne voit-on rien aux histoires anciennes de plus extrême que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m'y a nullement apprivoisé. A peine me pouvais-je persuader, avant que je l'eusse vu, qu'il se fût trouvé des âmes si monstrueuses qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre : hacher et détrancher les membres d'autrui; aiguiser leur esprit à inventer des tourments inusités et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, pour cette seule fin de jouir du plaisant spectacle des gestes et mouvements pitoyables, des gémissements et voix lamentables d'un homme mourant en angoisse. Car voilà l'extrême point où la cruauté puisse atteindre,
"Qu'un homme tue un homme, non sous le coup de la colère, ou de la peur, mais seulement pour le regarder mourir" (1).
De moi, je n'ai pas su voir seulement sans déplaisir poursuivre et tuer une bête innocente qui est sans défense et de qui nous ne recevons aucune offense. Et comme il advient communément que le cerf, se sentant hors d'haleine et de force, n'ayant plus autre remède, se rejette et rend à nous-mêmes qui le poursuivons, nous demandant merci par ses larmes, "Et, par ses plaintes, couvert de sang, il semble implorer sa grâce" (2).
ce m'a toujours semblé un spectacle très déplaisant.
Je ne prends guère bête en vie à qui je ne redonne les champs, Pythagore les achetait des pécheurs et des oiseleurs pour en faire autant :
(…) C'est, je crois, du sang des bêtes sauvages que le fer (de l'épée) a été taché pour la première fois (3).
Les naturels sanguinaires à l'endroit des bêtes témoignent une propension naturelle à la cruauté.

- 1 "ut homo hominem non iratus, non timens, tantum spectaturus, occidat" (Sénèque, à propos des jeux de gladiateurs à Rome).
- 2 "quaestuque, cruentus" Atqzie imploranfi similis." (Virgile).
- 3 "primoque a coede ferarum Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum" (Ovide).

(Essais,II, Chap XI, Montaigne)