ZOLA Émile
Émile Zola
(1840 - 1902)
Écrivain
"Il y a des gens qui ne savent pas qu’ils les aiment."
On dit qu’il y a des gens qui n’aiment pas les bêtes. Moi-même j’ai cru parfois rencontrer ces gens-là. Mais j’ai réfléchi, j’ai fini par me dire que je me trompais.
La vérité est que tout le monde aime les bêtes ; seulement, il y a des gens qui ne savent pas qu’ils les aiment.
Vous imaginez-vous la nature sans bêtes, une prairie sans insectes, un bois sans oiseaux, les monts et les plaines sans êtres vivants ? Représentez-vous un instant l’homme seul, et tout de suite quel immense désert, quel silence, quelle immobilité, quelle tristesse affreuse !
Ne vous est-il pas arrivé de traverser quelque lande maudite d’où la vie des bêtes s’est retirée, où l’on entend ni un chant, ni un cri, ni le frôlement d’un corps, ni le palpitement d’une aile ? Quelle désolation, comme le cœur se serre, comme on hâte le pas, comme on se sent mourir d’être seul, de ne plus avoir autour de soi la chaleur des bêtes, l’enveloppement de la grande famille vivante !
Et qui donc peut dire alors qu’il n’aime pas les bêtes, puisqu’il a besoin d’elle pour ne pas se sentir seul, terrifié et désespéré ?
Puis, ces bêtes, nous les avons faites de notre intimité. Vous qui prétendez ne pas les aimer, voulez-vous donc que le cheval retourne à l’état sauvage, que nos maisons ne soient plus peuplées du chat et du chien, que nous fermions nos basses-cours, nos étables et nos bergeries ?
Essayez donc de ne vivre qu’entre hommes, maintenant que vous avez admis les bêtes au foyer, et vous verrez tout de suite que vous coupez dans votre vie en pleine chair, que ce sont des parents que vous retranchez. Elles sont devenues de la famille, on ne pourrait les supprimer sans arracher un peu de votre cœur. Et je le répète, vous pouvez croire que vous ne les aimez pas, parce qu’elles sont là, parce que vous jouissez d’elles sans vous en rendre compte ; mais si elles n’y étaient plus, vous les regretteriez bien vite et vous éprouveriez un tel vide, que vous les redemanderiez à mains jointes.
Aimons-les, parce qu’elles sont l’ébauche, le tâtonnement, l’essai d’où nous sommes sortis, avec notre perfection relative ; aimons-les, parce qu’il y a autre chose en nous, elles n’ont en elles rien qui ne soit nôtre ;
Aimons-les, parce que, comme nous, elles naissent, souffrent et meurent ; aimons-les parce qu’elles sont nos sœurs cadettes, infirmes et inachevées, sans langage pour dire les maux, sans raisonnement pour utiliser leurs dons.
Aimons-les, parce que nous sommes les plus intelligents, ce qui nous a rendus les plus forts ;
Aimons-les, au nom de la fraternité et de la justice, pour honorer en elles la création, pour respecter l’œuvre de vie et faire triompher notre sang, le sang rouge qui est le même dans leurs veines et dans les nôtres.
Et je l’ai dit un jour, votre besogne est sainte, vous qui vous êtes donné la mission de les protéger, par haine de la souffrance.
C’est à la souffrance qu’il faut déclarer la guerre, et vous parlez un langage universel, lorsque vous criez pitié et justice pour les bêtes. D’un bout du monde à l’autre, des sociétés sœurs peuvent se fonder, vous entendre et vous répondre.
Que tous les peuples commencent donc par s’unir pour qu’il ne soit plus permis de martyriser un cheval ou un chien, et les pauvres hommes, honteux et las d’aggraver eux-mêmes leur misère en arriveront peut-être à ne plus se dévorer entre eux !
Émile Zola, Paris 189 - Discours à la séance annuelle à la Société Protectrice des Animaux.