RABHI Pierre
Pierre Rabhi
(Né en 1938)
Paysan, écrivain, philosophe, conseiller en sécurité alimentaire auprès de l'ONU
L'homme n'est pas l'être supérieur qu'il croit être. Il n'est vraiment supérieur que lorsqu'il cultive cette vertu trop rare qu'est la compassion.
Des innocents persécutés
Depuis le début de ce drame, j'ai écouté tous les discours, j'ai lu tout ce que j'ai pu trouver et j'ai été frappé par le fait que, jamais, les soi-disant "spécialistes" qui ont pris la parole n'ont parlé de la vache comme d'un créature vivante. Encore aujourd'hui, ils ne parlent que des menaces qui pèsent sur l'homme. Pour moi c'est une horreur parce que nous occultons complètement la responsabilité que nous avons dans cette situation. Nous créons la souffrance animale et nous la banalisons, nous n'avons même plus de sensibilité.
J'ai été frappé par cela au cours d'un stage que j'ai organisé à la maison. Il y avait une douzaine de stagiaires dont trois étaient Africains. Je les ai emmenés visiter un élevage de porcs non loin d'ici. Nous avons été reçus par un homme charmant qui nous a fait visiter sa porcherie avec une grande fierté.
Nous nous sommes attardés près d'une mère truie qui était sanglée par terre, attachée de façon à ce qu'elle puisse faire téter ses petits sans risquer de les écraser. C'était très pratique, très rationnel, un véritable libre service disposé à la bonne hauteur. Pendant le premier âge des petits cochons, la mère reste sanglée ainsi sans pouvoir bouger. Plus tard, on lui enlève ses petits, on les nourrit dans une nursery où on les force afin de pouvoir les abattre le plus tôt possible. Je vous l'assure, c'est un spectacle terrifiant.
Si j'avais eu affaire à une brute, je ne me serais pas étonné mais le propriétaire de cette porcherie "modèle" était, je vous le répète, un homme charmant, courtois, parfaitement bien élevé. Il nous a expliqué qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement sous peine de devoir mettre la clé sous la porte. C'est comme cala aujourd'hui dans l'élevage moderne, qu'il s'agisse des porcs, des poules, des veaux, des dindes ou des oies et j'en oublie. J'ajoute que, parmi les stagiaires, seuls les Africains ont été indignés, affirmant que l'homme n'avait pas le droit de traiter ainsi ses animaux.
Ce que je trouve effrayant, c'est la banalisation de cette souffrance. Au nom de la rentabilité, on fabrique de véritables camps de concentration, on enferme par exemple des veaux dans des cadres pour que leur viande soit blanche et je ne parle pas du sort que nous faisons subir aux malheureuses poules pondeuses. Comment voulez-vous que les oeufs, la viande ou le lait soient bon pour l'homme dans ces conditions ?
Ces animaux domestiques nous ont aidés à traverser les millénaires, ils nous ont accompagnés dans notre destin, ils nous ont donné leur chair, leurs oeufs, leur cuir, leur lait, leur force et leur fidélité. Et nous les avons atrocement trahis. Nous ne les percevons plus comme des êtres vivants, nous nous arrogeons en quelque sorte un statut privilégié sur toute la création et sur toutes les créatures. Nous nous donnons le droit de les brutaliser, de les faire souffrir de mille et mille façons. Je trouve cela lâche car nous avons affaire à l'innocence. Face à l'homme, les animaux sont des innocents persécutés.
Revenons à la vache. Nous avons du mal à le croire aujourd'hui mais, dans le passé, elle a eu droit à un véritable honorifique. Pour nous en tenir à l'Afrique, elle a été considérée comme sacrée par de nombreux peuples, les Peuls ou les Tutsis par exemple. Voyez ces vaches magnifiques avec leurs petites têtes sauvages surmontées d'une grande lyre si imposante. Voyez leurs yeux comme s'ils étaient fardés de khôl. Ne dirait-on pas qu'elles sont prêtes à toutes les jubilations. Leurs pasteurs voient en elles un mystère, des êtres qui ont un lien avec l'invisible et qui peuvent intercéder pour l'humanité. Voyez ce que la vache est devenue dans le monde d'aujourd'hui : une marchandise et rien de plus. Je vois là un véritable sacrilège !
(Le chant de la Terre, Pierre Rabhi)
Cultiver la compassion
Il faudrait repartir à zéro, partir de la conscience et surtout de la compassion. Nous devons comprendre que notre intelligence n'est pas faite pour dominer mais pour aimer. Si nous n'avons pas la compassion, nous sommes l'horreur de la planète.
J'ai souvent le sentiment que nous vivons à l'envers. Notre notion du temps, par exemple, est erronée. Nous avons l'impression qu'il passe et que nous, nous restons immobile à le regarder. Quand on dit cela aux Africains, ils nous répondent : "Ce n'est pas vrai, c'est nous qui passons." Réfléchissez à cela et vous comprendrez à quel point c'est vrai. Si nous vivions cela nous aurions un notion du temps beaucoup plus juste. De la même façon, nous sommes persuadés que la Terre appartient à l'homme mais c'est faux, la Terre ne nous appartient pas, c'est nous qui appartenons à la Terre. Un jour, je mourrai et je n'emporterai rien avec moi.
La Terre, nous sommes là pour la protéger, la cultiver et certainement pas pour l'exploiter. Quand je pense que nous avons remplacé ce beau mot de paysan par celui d'exploitant agricole ! C'est un véritable contre-sens et c'est tragique. Cela me met hors de moi. Nous ne sommes pas là pour dominer ou exploiter les plantes ou les animaux mais pour les aimer.
Je rencontre beaucoup de chrétiens et je suis toujours étonné de voir à quel point la plupart d'entre eux sont insensibles aux vraies valeurs de la nature. Ils ont vis-à-vis d'elle une attitude de propriétaires, de dominateurs. Alors que, j'en suis persuadé, être religieux, c'est être sensible à la nature, à l'animal, aux arbres, aux plantes. J'en ai vraiment assez de toutes ces proclamations qui mettent l'être humain au-dessus de tout, qui lui donnent le droit de faire ce qu'il veut de la Terre, des plantes, des animaux, des océans... Alors que l'histoire est incroyablement destructrice et sanglante.
Si nous ne revenons pas au sacré, nous sommes perdus. Cela d'autant plus que l'homme a aujourd'hui des moyens terrifiants pour imposer sa loi et détruire cette nature au sein de laquelle il est immergé. La véritable éducation devrait avant tout rendre les jeunes conscients de cet aspect sacré de la nature. Cela devrait être une priorité absolue et, dans ce domaine j'ai le regret de dire que les religions n'ont pas joué leur rôle. J'ai échangé des lettres avec Théodore Monod. A ses yeux, le christianisme n'a rien fait pour nous apprendre à aimer les animaux, les plantes, la nature. Il nous a au contraire pousser à nous ériger en dominateurs. Vous voyez le résultat.
Personnellement dans les débats publics, je fais mon possible pour aider les hommes à prendre de plus en plus conscience de leur responsabilité à l'égard de la nature et des animaux. Je mets toujours en avant le fait que nous sommes totalement en transgression. J'affirme que les créatures qui nous entourent ont autant de droits que nous. Je ne vois pas pourquoi nous aurions seuls le droit d'exister. J'invite les êtres humains à cesser d'être des prédateurs et à regarder les bêtes avec gratitude pour tout ce qu'elles nous donnent. Moi, je ne cesse de m'émerveiller. Lorsque je vois voler un aigle, j'éprouve une bouleversante émotion, un sentiment fou de liberté.
Je ne dis pas que tous les hommes doivent devenir végétariens du jour au lendemain mais je voudrais, lorsqu'ils doivent sacrifier un animal pour s'en nourrir, qu'ils fassent comme les Amérindiens en lui manifestant leur gratitude et en évitant toute souffrance inutile. Croyez-moi cela changerait tout. Si nous pouvions déjà cesser d'imposer aux animaux des souffranecs inutiles. Il m'est arrivé de voir des corridas à la télévision et j'ai été horrifié. C'est quelquechose de lâche. Voir cette pauvre bête qu'on n'arrête pas d'agacer, les banderilles... Voir la vanité de l'homme face à ce malheureux animal. Il m'est arrivé de souhaiter que le taureau ait, pour une fois, le dessus. Mais dans ce cas, on vole au secours du matador et on tue le taureau comme s'il était coupable, alors qu'il est innocent. C'est fou.
Je vous l'ai déjà dit, je crois, mais il m'arrive d'imaginer la fête qu'il y aura chez les éléphants, les rhinocéros, les baleines, chez tous les animaux si l'espèce humaine disparaissait, victime de sa propre folie.
L'homme n'est pas l'être supérieur qu'il croit être. Il n'est vraiment supérieur que lorsqu'il cultive cette vertu trop rare qu'est la compassion.
(Le chant de la Terre, Pierre Rabhi)